Carina Gounden, militante et passionnée d’écriture : « On traîne encore beaucoup de casseroles à Maurice ! »

Guidée par l’action militante, Carina Gounden fait partie de ceux qui ont osé élever leurs voix dans la lutte pour sauvegarder le sentier qui mène à la Roche-Qui-Pleure. Entre ses études linguistiques et les textes dans lesquels elle s’exprime, elle partage avec Capital un brin de son univers

Par Sindy Moonesawmy 

Vous avez lutté contre le projet de morcellement résidentiel Le Domaine Gris-Gris en vue de sauvegarder le sentier menant à la Roche-Qui-Pleure et vous avez aussi prôné les valeurs du ‘mauricianisme’ à travers « Moi Métisse »… Qu’est-ce qui vous pousse à être active dans ces combats ?

Il faut parfois impulser une dynamique dans un ordre établi afin de provoquer des changements bénéficiant au plus grand nombre au sein d’un groupe ; cela va de l’action militante au sein d’un village à une action d’envergure nationale. Ce sont des causes qui résonnent très intimement en moi. Il s’agit de donner de soi et de partager. La confession « Moi métisse » est partie de ce besoin de partager, de dire, de m’exprimer. Aujourd’hui je peux le faire, en mettant des mots sur des choses, des sentiments. Il ne s’agit que de mon histoire, et celle de bien d’autres ; moi, Mauricienne qui souhaite vivre pleinement sa ‘mauricianicité’ sans qu’on me renvoie constamment au « Ki to été ? » avec insistance. Cette nation est extraordinaire et nous devrions la célébrer plutôt que de la démanteler pour des considérations « construites », historiquement, politiquement et d’un point de vue de la généalogie complètement obsolète, relevant de l’esprit communautariste et castéiste.

Je crois dans le « chacun à son niveau peut faire bouger les choses » et je rajouterais « du plus petit au plus grand ». Il n’y a pas d’âge. Le sentiment d’injustice, la révolte, se manifeste très tôt chez nous. Nous ne savons pas forcément quoi faire ou comment l’exprimer surtout. Dans une société comme la nôtre où la parole a encore du mal à se libérer, où l’on traîne encore tellement de « casseroles », des préjugés, des complexes du passé que nous transmettons inconsciemment d’une génération à une autre, l’expression, et cela peut prendre diverses formes, à travers l’art, les actions militantes de terrain, les manifestations de groupe, c’est un état d’esprit, un état de conscience et de responsabilité où nous assumons notre place dans un monde où chacune de nos actions, ou choix ont une incidence sur notre devenir et celui des autres. Et le fait de ne rien faire et de se taire, sont de ces actions qui permettent à bien des maux et injustices en tous genres de s’enraciner.

Que répondez-vous à ceux qui reprochent à certains d’être plus concernés par nos chiens errants que par la situation des humains ?

Je pense que nous sommes tous touchés par une problématique qui nous est propre et qui touche à notre inconscient. En ce sens, il n’y a pas de lutte ou de cause qui soit plus ou moins méritante qu’une autre. S’engager sincèrement c’est avant tout une question de sensibilité. Dans l’idéal, être concerné par une problématique ne devrait pas nous empêcher de nous engager sur un autre plan ; quand on connaît la valeur de la vie, on cherche à la protéger dans son ensemble et ce qu’elle soit humaine, animale ou végétale. Je crois en ceux qui se battent sincèrement et sans demi-mesure pour une cause et non par effet de mode ou pour des motifs cachés.

Et à ces écolos qui ont retourné leur veste ?

A chacun sa conscience même si je pense, par expérience, que les écolos ont véritablement la vie dure à Maurice. Ils ont très peu de moyens à leur disposition et très peu de soutien de la part d’un gouvernement plus soucieux du nombre de complexes hôteliers à sortir de terre chaque année que de l’état de nos plages, de nos lagons et de l’environnement de manière générale. Il n’y a qu’à voir le laxisme qui encadre la délivrance des permis EIA à des promoteurs peu scrupuleux en matière d’environnement. Chacun apporte une contribution et un engagement à la hauteur de leur disponibilité et de leurs moyens. Quant à ceux qui ont véritablement retourné leur veste, c’est tout sauf des personnes réellement concernées par le respect et la préservation de la nature et qui ne jurent que par l’appât du gain.

Nos aînés reprochent souvent à la jeunesse d’aujourd’hui d’être moins engagée et de n’avoir aucune conscience politique. Partagez-vous cet avis ?

Tout est relatif ; les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas forcément désintéressés par la politique. Ils vivent avec leur époque et par conséquent ils s’y intéressent et y participent mais de manière différente de nos aînés. Certes, je suis de ceux qui pensent que rien ne peut remplacer l’expérience du terrain et de la participation active mais je respecte ceux qui préfèrent s’engager différemment car il faut de la place pour la diversité de pensés et d’action. Puis il faut définir ce qui est politique et ce qui ne l’est pas ; pour certains, manifester banderoles à la main est politique et pour d’autres ne pas consommer une marque de boisson est un acte politique. A partir du moment qu’une action est motivée, elle devient politique par le biais de la volonté qui y est exprimée.

Les Mauriciens semblent plus friands de faits divers que d’articles portés vers la réflexion. Témoignons-nous d’un « abêtissement » de la population ?

Je crois que les médias jouent un rôle déterminant dans la perception de ce qui est important et pertinent auprès de la population. L’opinion publique, si elle existe, est pour beaucoup la résultante d’informations qui sont sélectionnées ou pas, filtrées en amont afin d’accentuer ou de minimiser leur charge symbolique. S’il y a un « abêtissement », celui-ci est avant tout volontaire car d’une certaine façon, si intellectuellement on nous tire vers le bas, rien ne nous oblige à y consentir docilement. Je vous renvoie au « Discours de la servitude volontaire », d’Etienne de la Boétie à ce sujet.

Diriez-vous que le système éducatif est trop axé sur le développement des compétences académiques et pas assez sur l’épanouissement de la personne et la promotion des valeurs humaines ?

Notre rapport à l’éducation à Maurice est effectivement très déformé par des impératifs qui n’en sont pas vraiment, à bien y regarder ; le ‘focus’ doit être redirigé vers la fonction première de l’éducation, qui est d’éduquer avant toute chose et non de traumatiser des jeunes par l’acharnement et la compétition malsaine. Certes, on ne va pas demander aux parents du jour au lendemain de ne plus s’inquiéter de l’avenir professionnel de leurs enfants, mais pour autant l’apprentissage des valeurs humaines, la valorisation des différences comme un atout, le respect des autres, l’éveil artistique et spirituel doivent rester au centre des intérêts de l’enfant. Il faut former, guider les enfants afin qu’ils soient professionnellement insérés mais aussi socialement aptes.

Vous avez étudié la linguistique à l’étranger. Pensez-vous que Maurice soit en retard dans ce domaine ?

Je pense qu’on a rattrapé un gros retard, grâce notamment au travail de certains linguistes « engagés » qui ont offert au monde créolophone le premier dictionnaire monolingue créole. C’est une véritable avancée pour une langue. Je trouve que le travail des linguistes mérite d’être mieux connu, car ils ne chôment pas, nos linguistes, et leurs travaux nous aideraient fortement à mieux nous comprendre, dans notre rapport aux choses qui relèvent de l’identitaire notamment, avec un certain recul et une incitation à la réflexion dépassionnée.

Nous évoquons le travail des linguistes, mais il est bien entendu tout aussi valable pour tous ces chercheurs et professeurs qui ont plein de choses à dire et à partager, de porter leur savoir aux autres, de le diffuser et de le rendre accessible.

 

Bio Express

Carina Gounden a fait ses études secondaires au collège Dr Maurice Curé. Détentrice d’une licence de lettres modernes obtenue en France, elle a poursuivi ses études pour décrocher un Master en sciences du langage, avec spécialisation en sociolinguistique. Une étape marquante de sa vie ont été les deux mois qu’elle a passés avec laplateforme pour le droit d’accès aux falaises où ses amis et elle ontsillonné le sud de l’île en faisant des rassemblements. Elle aun livre qui ne la quitte jamais, « Cahier d’un retour au pays natal» d’Aimé Césaire et elle est très admirative du parcours, de l’éloquence et de l’audace de l’homme politique mauricien Guy Rozemont.

Capital Media

Read Previous

11 septembre 2001 : Un nouveau désordre mondial

Read Next

Chauffe-eau : Prenons un petit coup de soleil